mardi 28 février 2012

Du petit doigt blanc, au "tan"



Un jour, en buvant un cafécito bien mérité après une de ces sales journées de travail (dont deux heures à transporter des cannes à sucre), j'ai remarqué que je levais mon petit doigt à chaque gorgée. Vous savez, ce geste qui fait snobinard. 

Je ne connais pas tous les détails concernant l'origine de ce petit geste qui en dit long, mais il me semble que la noblesse et la bourgeoisie d'autrefois prenaient soin de lever le petit doigt à l'heure du thé pour bien afficher la délicatesse de leurs mains, des mains blanches aux doigts fins qui n'ont jamais travaillé la terre et les champs, le bois et l'outil, mais qui ont manié la plume et le violon, l'argenterie et les cartes à jouer. Bref, le loisir avant le labeur.

Puis j'ai pensé à la plage, au touriste qui vient se faire grillé. Et si le bronzage n'était pas l'équivalent contemporain du petit doigt, la preuve d'aisance et de loisir étant cette fois-ci d'avoir la peau colorée, pour attester qu'on a eu le temps de se faire bronzer, et de boire ce lubrifiant social qu'est l'alcool durant ces fiestas endiablées? On a rencontré des touristes de partout, on s'est lâchés lousses et si notre peau n'arbore pas une couleur différente au retour, notre voyage sera jugé comme un échec. Pire, on doutera de la véracité de notre récit. Et bien entendu, il ne faudrait surtout pas être bronzé en habitant (paysan). Du petit doigt blanc, au "tan".

Bien sûr, il y a aussi une question d'esthétique et de mode. Autrefois, dans le monde dit occidental, plus la peau était blanche, plus elle était considérée belle, aujourd'hui, les blancs bavent pour de la couleur; ça fait plus vivant, l'exotisme. De l'autre côté, on vend des crèmes blanchissantes dans les pays du Sud, et à la télévision, en République dominicaine, on ne voit que des gens ayant une couleur de peau pâle. 

C'est dire que la peau est un vêtement, car elle aussi soumise aux aléas de la mode superficielle des superficies. Elle est certainement le vêtement le plus instrumentalisé, le plus dérangeant que l'Histoire ait connu, ne serait-ce que par ses couleurs, ou par le simple fait d'être exhibée. 

Malgré ce qu'on peut croire, c'est à dire ce qu'on ne voit pas, la couleur de la peau continue d'être un frein au progrès de l'égalité dans plusieurs coins du monde. Gardons nos épidermes sensibles à ces fumisteries dangereuses.





samedi 25 février 2012

"L'art et la révolte ne mourront qu'avec le dernier Homme"


Ce texte de Camus est un des plus beaux écrits qu'il m'a été donné d'écouter (voir Youtube). Je prétends seulement partager ce qu'il m'inspire, sans vouloir écrire un essai. 

***

L'art et la révolte participent ici d'un même mouvement, celui de la vie humaine qui "cherche sa forme" sans jamais la trouver, celui de la vie qui désire perdurer même si elle sait que la mort l'attend, inévitablement. Cette commune quête de sens et cette volonté de contrôler son destin ne mourront ainsi qu'avec le dernier Homme, car elles l'habitent. Bien que les deux puissent aller de pair, concentrons-nous sur la part de l'art.

Dans un autre texte, je tissais des parallèles entre l'art et le catholicisme face à cette interminable quête de sens qui nous ronge, trop souvent sans qu'on n'y porte attention. Aujourd'hui, j'irais même jusqu'à dire que la différence majeure entre ceux qu'on appelle les artistes, et les autres, serait que les artistes s'ouvrent pleinement à cette odyssée dans l'obscur, sans y chercher quoique ce soit de précis, mais en étant prêts à tout recevoir, de la souffrance à la jouissance.  Ce n'est pas tant une question de don, ou de talent, que d'ouverture et de travail. Là où le scientifique cherche des lois et le philosophe l'idéal, là où le croyant prétend détenir la Vérité, l'artiste témoigne de sa condition inachevable en la sublimant sous une forme ou une autre, en s'appropriant du mieux qu'il peut les échos de l'âme. 

Ainsi  capte-il parfois des éclaboussures d'écume au dessus du chaos des vagues, des moments d'infime lucidité dans une mer indomptable. Ces fragments éthérés, à peine perceptibles, demandent un hymne, une articulation qui leur permettra de se déployer,  de rayonner, de voyager au travers de ces milliers d'univers qu'on appelle les autres: on se retrouvera alors confondus devant une oeuvre d'art, devant une cicatrice qui manifeste l'ampleur de la vie, un inukshuk au coeur de l'indicible. On saura qu'un être humain aura chassé dans les parages, qu'il aura ici vécu, en pensant peut-être mourir, d'une nourriture vitale et meurtrissante, l'émotion. 

J'imagine cette scène d'un conte où le protagoniste, en quête de sens, rencontre un vieux sage qui lui dit ceci:

- N'aie pas peur de tomber, car on tombe forcément sur quelque chose: une fois rendu au fond du baril, après le choc tu réaliseras qu'on ne peut aller plus bas. Ce qui restera de toi, ce qui restera après avoir été dépouillé et écorché par la chute s'appelle ta fondation. C'est l'appui qui ne peut tomber parce que déjà enfoui, au plus profond de toi. Si parfois l'Homme découvre sa fondation dans le drame de l'écrasement sentimental, il l'élève en oeuvre d'art à travers son irrépressible envie d'être au monde.

Le protagoniste, devenant alors héros, enlèverait son armure, l'uniforme de la majorité, en se disant que si "les flèches vont faire plus mal, les caresses seront plus douces". Il reprendrait ensuite le chemin qui le mènera dignement à son inévitable fin.






ps: texte aussi inspiré de discussions avec Lisandre Bouchard-Lepage et Anthony Côte. 

mardi 21 février 2012

Le vieil homme et l'eau



un vieil homme
s'obstinait
proche des filles
de mon groupe

vigilance 


il parle, que veut-il
j'approche

de l'eau.
pas d'argent
ni de contacts


de l'eau.

Je me met alors à lui parler un peu plus, son visage s'égaie au rythme de l'échange; en République dominicaine, la dignité se présente souvent dans la robe d'un sourire d'été. Je voyais ce vieil homme non seulement digne face à l'ampleur de ses carences, l'envergure de ce qui le dépasse, mais souriant. 

Sourire dans la face de sa condition, n'est-ce pas le meilleur tour à jouer au sort? Ainsi, pour ne pas perdre la face au jeu de la vie, peut-être vaut-il mieux la mettre en valeur.




ps: le vieil homme sur la photo n'est pas celui dont je parle, mais plutôt un montagnard de 97 ans, le doyen d'Hato Mayor.

samedi 18 février 2012

Lucioles et rubans


Assis sur mon patio, un Barbancourt à la main, je me suis rendu compte de la tendance que j'ai à tout faire pour provoquer des rencontres entre des gens que je connais, mais qui ne se connaissent pas.

Avant la rencontre, un rituel naturel survient en moi: j'ai l'intuition qui bave à sentir arriver une complicité inédite. Deux mondes que je connais s'apprêtent à s'accoster. Le carnaval et la foire en même temps! Des rubans et des confettis qu'on n'imaginait même pas verront le jour, et quand la rencontre se terminera, ils atterriront pour former un sédiment de couleurs fertiles.  Combien de fleuves couleront sur ces terres nouvellement sculptées! Quelle flore se déploiera sur ces champs inédits! Je vois le potentiel comme on voit une table. Quand l'intuition se prend pour une vérité. Car après tout, c'est en brassant les possibles qu'on fait des réels. 

Ces rencontres sont les lucioles de la complicité, elles créent des étincelles là où on ne s'y attendait pas, elle créent de l'énergie en libérant des ions d'alchimie. Les tics et les tacs et toutes les échelles des conventions se méprennent sur la physique de ces phénomènes; il n'y a rien à mesurer, tout à composer. Ici rien ne se perd, et tout se crée. Suffit d'être ouvert, attentif, de s'imaginer un ruban, soyeux, qui se tisse hors de chacun, mais à partir de chacun. Alors on met au monde un nouveau monde, on apprend en s'apprenant.

Ahh la complicité! Je n'en parlerai jamais assez. Qu'elle arrive par hasard ou par histoires, elle est toujours le fruit d'une ouverture à grand champ de vision.

Ainsi, avec le temps, elle devient l'Histoire vivante entre des gens: les jeux de références qui s'accumulent et qui savent ressortir au bon moment, les bonbons de grand-maman et les bières de l'oncle, les regards qui se comprennent, le silence qui en dit long. Tout devient parlant. Pour continuer la métaphore textile, les rubans,  ces bandes de tissu qui combinent l'attachement à la beauté, finissent par former des constellations de broderies qui s'agencent au mouvement du temps, à la température humaine. 

Sans le temps, c'est la fraîcheur de la surprise: différents esprits réalisent la même chose, au même moment, sans se connaître et sans avoir parcouru les mêmes expériences de vie. Personne ne s'y attendait, et c'est arrivé, on découvre ce qu'on ne cherchait pas, l'inattendu; sans le savoir, on bascule dans le royaume furtif de la Sérendipité. Combien de couples et de folies et d'amitiés sont nés de ces spontanéités!

Définitivement, je ne finirai jamais d'en parler. Qui peut savoir qu'est-ce qui se passera la prochaine fois?



ps: la sérendipité, c'est comme quand on voulait photographier un franbollan (l'arbre en fleurs oranges), et qu'on découvre qu'il y a un aigle sur la photo, en haut à gauche. 

mercredi 15 février 2012

Jeu d'enfant

quand jouent les petits
de la misère en sucre
de cannes


on les voit rire et       se battre
le bras devient 
bâton, épée, marteau
la main, un fusil
les doigts, des griffes 
les dents, des crocs
les épaules, un cheval
les jambes, des colosses       
à abattre

le corps, un jouet
le jouet, une arme
la violence prend corps,
c'est un jeu d'enfant.

dimanche 12 février 2012

Série speech : ceci n'est pas un zoo

 

La série speech se veut être un aperçu de mes interventions lors des périodes de réflexion avec les jeunes du secondaire que nous accueillons ici. Des pensées adaptées au contexte, vulgarisées, mais pas moins senties. 

Après avoir parcouru la route du sucre de la récolte à la raffinerie, en passant bien évidemment par les bateys, tout le monde s'est réuni sur le rooftop d'Adela, pour savoir comment cette première journée s'était confondue en nous. Mon commentaire fût le dernier:

"Je pense que maintenant nous savons tous que les villageois des bateys n'ont pas la même chance que nous, sur trop de plans, et c'est la raison pour laquelle on se dit qu'ils ont besoin de notre aide. 

Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais à entendre la richesse de vos commentaires, j'ai trouvé ça fascinant de voir à quel point on peut aussi apprendre d'eux, même si on pense être plus "développés": vous avez parler de votre surprise de les sentir heureux, même s'ils n'ont rien, les sourires, la bonne humeur des coupeurs de cannes, etc. 

Je parie que plusieurs d'entre vous se sont sentis comme dans un zoo, juste à regarder sans agir, mais je pense que c'est important de se rappeler une chose: si vous avez ressenti, si vous avez été frappés par une image, une odeur, un son (les vêtements déchirés quand il y en a, le témoignage de Maxime, les ordures en feu à côté des rires, etc), alors oui vous avez regardé, mais avec les yeux d'un coeur humain, les yeux de la sensibilité, pas avec ceux d'un touriste qui ne voit que l'apparence. C'est ce que j'appelle l'empathie. Vous avez partagé, vous avez compris des petits bouts de vie, ce que peut vivre un être humain, ici. La petite graine qu'un sourire sans dent a plantée en vous va grandir, et influencer toutes vos actions au cours de votre vie si vous savez la jardiner, c'est à dire ne pas l'oublier. 

L'action, l'aide concrète que vous pourriez peut-être apporter, et qui sera encore nécessaire, elle viendra plus tard si elle a à venir, mais pour l'instant, donnez-vous la chance d'ouvrir, de ressentir, et de vous laissez aider par ceux  que vous croisez, parce qu'au fond, peut-être qu'on a nous aussi besoin d'aide".

Bref, tout ça pour dire que oui, les jeunes qui viennent ici visitent des lieux où la pauvreté règne (il va sans dire qu'elle n'a pas de sang royal), mais qu'ils ne font pas du voyeurisme (payer pour voir la pauvreté), ou du "volontourisme" (payer pour se libérer la conscience). Les visites (soi dit en passant interactives et horizontales) sont toujours suivies d'une profonde discussion autour de ce qui a été vécu, autour des émotions et des questions qui les prennent d'assaut. Tout cela fait parti d'un processus où l'idée est d'utiliser la force du contraste, l'intensité de ces moments pour stimuler, brasser la réflexion; sensibiliser.  Ils en reviendront plus outillés pour faire des choix responsables et éclairés, en plus de grandir en tant qu'être humain ouvert à sa sensibilité. La conscience ne s'en trouve donc pas libérée, mais d'autant plus sollicitée. Ceci n'est pas un zoo, c'est une école des sens.

jeudi 9 février 2012

Faire du sens



Ce titre mérite plus d'un roman. Restons humbles.

Si beaucoup de Dominicains estiment que la main de Dieu a plus de poigne que celle d'un être humain, d'autres citoyens du monde s'attendent à voir celle de l'État leur donner un pain quotidien et des jeux hebdomadaires (au moins ils auront gagné quelques récréations par rapport aux précédents). Juste assez pour leur faire oublier que l'État vit, tout comme Dieu, de leur croyances: là où le croyant assume et affirme sa croyance, le citoyen l'ignore ou l'oublie. Suffit de voir des édifices et des voitures de police pour s'assurer que l'État existe bel et bien. Et après tout, ça marche dans les hiber-nations occidentales, le facteur livre les factures.

D'autres encore ne croient plus en ces deux constructions collectives, ils doutent et critiquent. Comme le dit Charles Bukowski : "The problem is that intelligent people are full of doubts, while the stupids ones are full of confidence".

N'allez pas vous méprendre, je n'insinue pas que tous les croyants et citoyens sont des idiots. Quand Bukowski dit que les cons ont pleinement confiance, il le fait en comparant cela à l'immobilisme qu'engendre le doute; il parle d'action. Bref, les penseurs seraient coulés dans le béton, et les idiots fonceraient têtes baissées. 

À mon avis, on peut faire du doute un moteur, un moteur qui ne discrimine pas ses victimes; autant les certitudes de ouate que de sueurs froides sont touchées. Il faudrait alors apprivoiser l'obscurité, ces temps et ces lieux où on ne sait pas, et refuser les stagnances stérilisantes et les crises cancéreuses que le doute peut engendrer. En faisant du monde une matière première, il nous consacre créateurs.

Mais alors, en quoi croient ceux qui doutent? Tout le monde a-t-il besoin de croire en quelque chose qui l'anime, en quelque chose qui lui donne une ultime raison d'agir comme il le fait?  

Aye. Je dirais que oui. Aye alors. Je dois moi-même me poser la question, faire mon surhomme nietzschéen: voilà une piste de réponse! Je commence par allumer la réflexion dans mes propres mains. Je me fais scout du sens, une question de survie dans la jungle des possibilités. 

Les chemins écrits d'avance arborent souvent une calligraphie anachronique, ils paraissent jolis mais ne disent plus grand chose, comme des hiéroglyphes sur Saint-Denis. Je sors ma plume. La seule qui sera toujours là. Ce soir, on fera du sens ensemble, on ira au monde des mondes, jusqu'à ces étoiles qu'on atteint seulement quand on les laisse nous habiter

Et de là       les questions
lassos au diamètre exis-
tentiel
brûleront        cajoleront
mes directions

Je façonnerai mes croyances au fil d'une ribambelle d'intuitions piquées de traits d'encre, mes mains auront de la portée, elles danseront ce que mon coeur chante. Je conjuguerai mes mythes, ce qui est vrai dans mon monde, à la réalité, ce qui est vrai pour la majorité; peut-être qu'il en ressortira des fleurs. Ainsi soit-il.

dimanche 5 février 2012

Berceuse



les chants de cannes
loin de la mer      prolongent
la berceuse   


une douce       cassonade
pour oublier
qu'elles sont des barreaux

qui repoussent



samedi 4 février 2012

Le voeu de pauvreté

Ici, aucun pauvre ne l'a fait.

La pauvreté, notion d'une richesse et d'une complexité qui dépasse mes connaissances. Je ne veux pas la définir autrement qu'en affirmant que l'Église catholique ne se conforme pas à son voeu de la suivre. 

En face de la nouvelle chapelle se trouve une décharge à déchets (et des maisons), c'est à se demander où se trouve la véritable cour à scrap des illusions. La paroisse dans laquelle je me trouve est aussi en train de construire une nouvelle église, majestueuse, depuis 16 ans. Yolanda, elle, mange un faible repas par jour. Padre possède un camion de l'année, Juan a un soulier. L'Institution, par le peuple et pour l'Institution.

Je me demande si le fameux Jésus, qui a délaissé le judaïsme à cause de ce genre de paradoxe entre le message et l'acte, renoncerait aussi au catholicisme pour animer sa parole. On dirait que l'Église  se déleste de son voeu de pauvreté pour le faire porter à ses croyants. L'Église, ce mot masculin qui continue d'occulter la présence de femmes apôtres (apôtresses?), se gangrène elle-même en s'enfermant dans ses temples et ses sacrements. Peut-être est-elle en train de pratiquer son propre rite mortuaire, calqué sur celui de l'éléphant: elle se cache pour mourir seule.